Christine Détrez - Enfance MajusculeChristine Détrez, interroge la désaffection des jeunes pour la lecture et relativise les constats alarmistes car il existe de nombreuses séries pour les jeunes et une importance considérable des mangas. Elle  note des différences de pratiques entre les filles et les garçons et insiste sur le rôle des livres dans la sociabilité avec les pairs, mais aussi dans la construction identitaire.

Enquête après enquête, sondage après sondage se confirme la désaffection statistique des jeunes pour la lecture, et l’accusation se porte, après la télévision ou la bande dessinée, aujourd’hui sur internet et les réseaux sociaux. Et pourtant, il suffit de regarder les tables dans les espaces de vente de produits culturels pour s’apercevoir du nombre de séries, chacune comportant un nombre non négligeable de tomes plus volumineux les  uns que les autres, et dont certaines deviennent de vrais best sellers. Comment expliquer ces deux tendances apparemment contradictoires?

La lecture : peu et de moins en moins?

L’adolescence est un âge complexe, où l’enfant doit trouver sa place, entre famille et amis, dépendance et autonomie, reproduction et invention de soi. Ainsi, la grande affaire de ses jeunes filles et jeunes hommes, encore partagés entre enfance et âge adulte, est bien de faire « la bonne taille » symbolique, d’avoir les activités de son âge, et surtout pas des « petits » ni surtout des parents. Si la musique, le numérique et la sociabilité amicale prennent de plus en plus de place, au contraire, les activités de la petite enfance, mais aussi la télévision ou la lecture de livres perdent du terrain. Avec l’avancée en âge, les enfants lisent de moins en moins, qu’il s’agisse de livres, de bandes dessinées, et, dans une moindre mesure, de journaux ou de magazines : 33,5 % des enfants disent lire un livre tous les jours à 11 ans, ils ne sont plus que 9% six ans plus tard[1]. Et ils sont de plus en plus nombreux à ne plus lire du tout, même si la lecture de magazines résiste mieux que la lecture de livres : à 11 ans, 14,5% disent ne jamais ou presque jamais lire un livre,  et… 46,5% six ans plus tard à en pas en lire. Les filles sont certes toujours plus nombreuses que leurs camarades masculins à lire des livres et à en lire quotidiennement, mais elles aussi se détournent de cette activité. Même évolution pour les adolescents de milieu favorisé, plus nombreux à lire, mais se détournant de cette activité dans les mêmes proportions que les autres.

A regarder ces chiffres, l’évolution est donc bien  morose. Sans remettre en cause cette baisse tendancielle de la fréquence de lecture et de la part des lecteurs, force est de remarquer que la lecture, malgré tout, continue d’occuper une place importante pour celles et ceux qui continuent à lire. On demandait ainsi aux enfants d’imaginer qu’ils ne puissent plus pratiquer telle ou telle activité, et de nous dire si à leur avis, celle-ci alors leur manquerait (pas du tout, un peu, beaucoup). Les lecteurs de livres sont-ils bien plus nombreux à ne pouvoir envisager ne plus lire (44% des lecteurs de 11 ans et 41,5% à 17 ans) que les téléspectateurs confrontés à l’idée de ne plus pouvoir regarder la télévision (30, 5% des téléspectateurs de 11 ans et 26,5% à 17 ans) : De même, l’écrasante majorité des lecteurs, quelles que soient leurs caractéristiques sociales, déclarent s’être détendus avec le dernier livre lu, puisque c’est le cas de plus de 90% des enfants, qu’ils aient 11 ans, 13 ans, 15 ans ou 17 ans.

Mais pourquoi lisent-ils?

Si les discours se focalisent sur la baisse de la lecture, on pourrait inverser l’interrogation : dans un monde où tout semble techniquement changer si vite, pourquoi, finalement, certains adolescents continuent-ils à lire, et à aimer ça? Ce sont les enquêtes dites de réception qui permettent le mieux de restituer un peu de cette passion de la lecture, et de la nécessité, encore aujourd’hui, pour certains adolescents, de lire. Une des productions éditoriales contemporaines particulièrement intéressante pour qui s’intéresse en France aux pratiques lectorales au moment de l’enfance est bien évidemment les mangas[2], dont la France est le deuxième consommateur au monde, après le Japon.

La lecture du manga, par son format, sa périodicité, et son organisation (par série, arc narratif, volumes, …) s’encastre certes parfaitement dans les emplois du temps des adolescents, et dans cette constellation d’intérêt où voisinent la musique (avec les génériques), le numérique (avec toute l’activité sur les blogs, les jeux video et en réseaux,…), les pratiques amateurs (dessin, écriture de fanfictions[3], que l’on partage d’ailleurs sur des blogs ou les réseaux sociaux.)

Tisser des sociabilités avec les pairs

Car à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, lire permet encore et toujours de tisser des sociabilités avec les pairs : la lecture s’inscrit concrètement dans le quotidien des adolescents, notamment par les discussions, les conseils, les échanges (qui, souvent organisés en réseau, permettent par exemple de suivre plusieurs séries à la fois, étant donné le nombre de tomes de chaque série et le coût d’un tome…), la création de pages spécialisées et de blogs et l’élaboration de références communes, sorte de bagage culturel générationnel. La force de cette socialisation de pairs autour de la lecture, si elle a ses avantages,  peut cependant se révéler extrêmement contraignante, quand il faut se  mettre à lire des mangas pour pouvoir partager les conversations…

Mais la lecture de mangas  n’est pas que la condition nécessaire pour discuter avec les copains. Ce que nous racontent les adolescents, ce sont des histoires de rire, où ils se « tapent des barres » pour reprendre l’expression de Nayir, sur la maladresse de ces héros qui trébuchent, percutent des poteaux lors de leurs courses effrénées, ou qui, plus prosaïquement, se trouvent trahis dans leur noble quête par des besoins corporels : scatologie, sexualité sont ainsi des mines d’anecdotes qu’ils nous racontent sans pouvoir s’empêcher, à nouveau, d’en rire. Or rire de tout cela est bien une affaire sérieuse, surtout quand on est un adolescent. Histoire d’en rire, mais également histoire d’en pleurer : cette autre forme de lecture participante est récurrente dans les entretiens. Affirmée et assumée par les filles, elle l’est dans une moindre mesure chez les garçons, tant s’y jouent évidemment des normes sociales de la masculinité. La mort d’un personnage est ainsi vécue de façon émotionnelle, et pleurer fait partie du plaisir, comme le précise Marianne (16 ans), pour qui « c’est tellement facile de pleurer que ce n’est même pas drôle » ou Moussa (18 ans) selon qui « Tous les mangas les plus beaux, c’est ceux qui font pleurer à la fin. ».

La lecture ressource contre l’adversité

Les propos des adolescents témoignent également comment, aujourd’hui encore, la lecture peut être une ressource contre l’adversité[4]. Hacine, grâce à la lecture de Naruto, a pu supporter d’être, comme le héros, ostracisé et mis de côté dans la cour de l’école primaire. C’est avec gratitude qu’il évoque ce titre, grâce auquel, au collège, il parvient enfin à se faire des copains, également lecteurs de Naruto. Il est depuis très fier de pouvoir organiser, via la page de Facebook qu’il consacre à sa série préférée, des rassemblements « en vrai » de plus de cinquante personnes… Océane compare son expérience et l’univers fictionnel du manga Fruits Basket, où Kissa est rejetée par les élèves de sa classe : «  je sais pas pourquoi tout le monde me détestait et j’ai jamais su pourquoi. On se moquait de moi à cause de ma coupe de cheveux et des trucs comme ça . Et dans Fruits Basket, l’histoire de Kissa, c’était trop triste ça m’a trop rappelé… ». Tel autre, au père absent, n’évoque que des héros abandonnés par leur père…

Rire, pleurer, s’identifier, réparer des failles et des blessures, devenir soi en se rêvant être une autre… la lecture, même à l’ère numérique, continue à alimenter les imaginaires et à nourrir les quotidiens. Certes, il y a davantage de probabilités que ce soit en lisant un manga ou le dernier tome de Twilight ou d’Harry Potter qu’en lisant Zola ou Balzac, que les adolescents aient ainsi encore, le coeur qui bat et palpite. On peut le déplorer, ou se réjouir qu’aujourd’hui encore, lire aide à grandir.

[4]    Petit Michèle, L’art de lire, ou comment résister à l’adversité, Paris, Belin, 2008.

[1]    Voir Détrez Christine, Vanhée Olivier, Les Mangados, Paris, BPI, 2012.

[2]    Les fanfictions sont des scénarios écrits à partir de personnages déjà existants.

[3]    Voir Octobre Sylvie, Détrez Christine, Mercklé Pierre, Berthomier Nathalie, L’enfance des loisirs, Paris, DEPS, La Documentation française, 2010.