Lara, une petite fille de 4 ans, est assise sur son lit, seule dans sa chambre. Elle est à l’hôpital de jour pour une maladie hématologique, mais nous savons aussi d’elle qu’elle vient de Tchétchénie où elle vivait à proximité d’un camp militaire, ne parle pas le français, est arrivée depuis peu avec sa mère et son petit frère et que le passeur  a gardé leurs passeports, les mettant en grande précarité.
Pour le moment, notre principal souci, c’est qu’elle soit seule et ne comprenne pas le français : elle pourrait donc s’effrayer très vite, et nous montrons le bout de notre nez sur la pointe des pieds.  Le regard clair qu’elle nous adresse  nous rassure et nous entrons  plus franchement, en gardant nos antennes déployées. Sur le lit à coté d’elle, des éléments de poupée « Betty » que l’on peut composer en assemblant à volonté, bras, jambes, tête… Là, il y a entre autres deux jambes longilignes, maigrichonnes, que chaussent d’énormes Pataugas.

Avancer à tâtons

Un regard sur les yeux de Lara : ils continuent d’autoriser l’approche, absolument, aucune appréhension, juste de la curiosité « mais qu’est ce qu’ils font là ? », et le sourire pas loin. Je prends les jambes et les dresse sur leurs pieds en leur donnant une voix : masculine, ça grommelle un charabia type « pas commode » et à chaque pas se produit un son sourd, comme si la terre s’ébranlait sous ses pieds. Regard sur Lara qui ne s’attendait pas à ça, retour sur les pieds qui émettent alors un rot sonore, regard sur Jules, mon partenaire, et Jules de grimacer aussitôt : visiblement incommodé par l’odeur du rot,  il entre en complicité avec Lara qui déclenche un sourire.

Alors il fait entrer sur scène (c’est-à-dire le lit de Lara) deux doigts de sa main qui viennent se mettre en travers des jambes et les font trébucher, puis courent se cacher sous le drap. Les jambes  grommellent, regardent à droite, à gauche et repartent. De nouveau, les deux doigts sortent de sous le drap, font un croche-pied aux jambes et courent se cacher. Le sourire de Lara s’élargit et à la troisième fois, elle rit franchement, ouvrant toute une déclinaison de cette situation où le petit, vif et malin, l’emporte sur la force brutale.

Des scénarios adaptés

Quand nous travaillions à Garches, mon partenaire Méphisto Balthazar et moi-même  avons plusieurs fois de suite joué pour deux jeunes garçons d’une quinzaine d’années devenus tétraplégiques l’un et l’autre à la suite d’accidents de la route. Ils étaient là , allongés en traction, très complices, et je ne sais plus comment ce jeu s’est imposé, mais à chaque fois ils narguaient Balthazar en lui disant qu’ils allaient emmener Z’el Printemps ( moi-même qui, ravie, en rajoutait à qui mieux mieux) sur une île déserte où on ferait du ski nautique tous les trois avant d’aller boire des cocktails sous les cocotiers.

A force, ça a commencé à me faire peur : je venais de démarrer ce travail, et remuer à ce point le désir de ces garçons (emmener une fille sur une île déserte !) dont le devenir sexuel était très incertain, je me demandais si vraiment c’était approprié. En même temps, force était de constater que quoi que nous fassions, ils nous ramenaient inéluctablement à ce jeu là. Une psychanalyste à qui je parlais de mon doute m’a répondu : « Leur désir existe en dehors de vous, mais ils ne peuvent vraisemblablement en parler ni à leurs parents que ça attriste, ni aux soignants que ça peut embarrasser. Si même les clowns refusaient de jouer avec ce désir, cela voudrait dire qu’il vaut mieux taire ce qu’on ne peut pas  assouvir et les condamnerait au silence. »

On voit bien  dans ces deux exemples comment « l’œuvre » , le moment  que passent ensemble  les clowns et l’enfant, peut s’élaborer à partir d’une réalité difficile, et non malgré elle, et prendre une forme  divertissante . Cela n’a rien de systématique, et bien souvent la situation mise en jeu n’a rien ou peu à voir avec ce que la situation de l’enfant peut avoir de dramatique. Rendons cet hommage ô combien mérité aux enfants que nous rencontrons : même dans les pires situations ils savent faire triompher l’enfance, la vie et le plaisir.

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