Depuis presque trente ans, dans 45 services pédiatriques, des clowns interviennent auprès d’enfants souvent gravement malades.
Grâce au décret paru au journal officiel mercredi 9 septembre, ce métier est enfin reconnu, une formation spécifique mise en place pour les comédiens qui recevront un diplôme.
C’est une vraie reconnaissance pour le travail accompli.
Artiste-clown au « Rire Médecin »
Je suis comédienne, clown depuis 15 ans à l’hôpital. C’est mon métier.
Un métier tout neuf (20 ans en France) et comme il s’inscrit dans une réalité saturée d’émotion : l’enfant malade, en souffrance, en danger… les réactions qu’il déclenche sont à la mesure de cette charge émotionnelle, ce qui n’aide pas toujours à dégager une définition précise.
Je vais quand même essayer, et commencer par le tout début.
D’abord, qu’est ce que ça représente, être artiste ?
Choisir un métier, c’est choisir une place dans la société, ce à quoi on va servir. Et ce à quoi sert l’art, n’est pas évident, pas autant en tous cas que ce à quoi servent l’agriculture, l’architecture ou la médecine.
Une œuvre d’art s’adresse aux sensations, aux émotions, à l’imagination et à l’intelligence. Une œuvre d’art s’adresse à tout ce qui rend l’humain humain. Elle permet à celui qui la reçoit de s’élaborer et de se concevoir comme une personne, c’est-à-dire quelqu’un qui ressent, s’émeut, imagine et comprend.
En quoi la culture est subversive ?
Cela peut expliquer que si, dans les camps d’extermination du 3eme Reich, les besoins physiques étaient pris en compte à minima (nourriture et hébergement), la culture était absolument et systématiquement punie : il est impossible de considérer comme non-humain et donc méritant l’extermination quelqu’un qui vous récite Baudelaire. Dans ce contexte, quand Charlotte Delbo (1), la secrétaire de Louis Jouvet déportée à Auschwitz, met en scène une pièce de Molière avec ses codétenues, elle pose un acte profondément subversif, de civilisation et de culture face à un ordre établi qui prétend la ravaler au rang d’animal. C’est aussi ce qui l’aidera à survivre, un acte de résilience.
Etre acteur-clown
Parmi les artistes, l’acteur est celui qui adresse son œuvre le plus directement, puisqu’elle n’a pas d’autre matérialité que lui même : pas d’instrument de musique, de peinture, de sculpture. Il est là, il joue, on le regarde, et voilà.
Et parmi les acteurs, le clown, qui n’est pas un personnage conçu par un auteur mais par l’acteur lui- même, enlève encore un filtre possible (la littérature) dans cette adresse d’humain à humain.
Comment être Clown à l’hôpital ?
Il est particulièrement intéressant, dans le contexte du travail à l’hôpital, de se pencher sur la façon dont un acteur conçoit son clown : Le point d’appui de la construction d’un clown, ce sont les défauts de la personne qui l’incarne, défauts au sens de ce que la société nous incite à dissimuler de nous même.
Pour prendre un exemple concret et que chacun connait, imaginons la silhouette de Charlot : Charlie Chaplin était un homme de petite taille, ce qu’il accentue avec un pantalon qui tire-bouchonne , sous-entendu : on n’en trouve pas d’assez petit pour lui dans le commerce. Les pieds en canard, qui induisent que les hanches et le bassin sont très ouverts, suggèrent un gros appétit, la redingote étriquée qui coince la cage thoracique et la région du cœur évoque une émotivité contrainte. Quand au chapeau, il semble figurer la cervelle : petit, haut perché et….très léger . Pas de quoi se vanter en société, certes, mais quel magnifique matériel humain pour décliner les situations que ce personnage rencontre au cours de ses films !
Le clown met en scène ce qu’on cherche à dissimuler
Trop petit, trop gros, trop grand, trop maigre, archi-susceptible, de mauvaise foi, râleur, il utilise toutes les couleurs de la palette dont on aurait préféré oublier l’existence, les imperfections du corps et de l’âme, et compose son personnage avec. C’est pourquoi l’humour lui est une condition nécessaire : ce n’est qu’en donnant à rire de lui-même qu’il obtient l’autorisation d’exister : s’il n’était pas drôle, personne ne voudrait voir un personnage pareil ! Le rire que provoque le clown ouvre un espace de liberté dans lequel ce que nous taisons de nous, ce qui est bizarre, disproportionné, inattendu, trouve le droit d’être. Un droit qu’il est sûrement nécessaire de confirmer à ce moment de la vie, la maladie, où l’enfant doit reconnaitre et accepter que son organisme soit défaillant.
Le clown existe dans des lieux de performance
Là où les limites du possible sont inlassablement repoussées : Au cirque, quand on a vu un dompteur mettre sa tête dans la gueule du lion, un trapéziste voltiger et un funambule défier la pesanteur, l’entrée du clown qui se prend les pieds dans le tapis et la tarte à la crème sur la figure permet de reprendre son souffle, de se resituer dans l’échelle humaine à une moyenne acceptable : « je ne suis peut-être pas celui qui est capable de pareilles prouesses, mais je ne suis pas non plus maladroit à ce point ». C’est un soulagement, un rétablissement dont on est reconnaissant à celui qui, acceptant de toujours se mettre un étage en-dessous, nous permet de nous situer à une hauteur acceptable. Que dire de parents dont l’enfant est malade, hospitalisé, qui viennent de rencontrer le médecin qui a su poser le diagnostic et établir le protocole de soins ? De cet enfant qui n’habite plus chez lui mais dans un lieu dont les règles lui échappent ? Observer une équipe soignante à l’œuvre, c’est assister à un ballet impeccablement réglé, et l’entrée des clowns qui se prennent la porte puis le mur produit le même effet de détente qu’au cirque : peut-être pas aussi compétent que le chirurgien, mais au moins pas aussi inadapté que ça !
De tous temps des clowns sont allés jouer à l’hôpital.
On en voit l’illustration dans un numéro du « petit journal » de 1908 : les clowns sont au milieu de ce qui était encore une grande salle commune, ils sont en pleine acrobatie et les enfants les regardent de leurs lits. La situation se rapproche autant qu’il est possible de celle d’un spectacle, et c’est très manifestement le but : venir d’ailleurs pour emmener ailleurs, surtout tenir le moins possible compte de la réalité de l’hôpital, la faire oublier. Nous n’avons pas le même objectif.
Daniel Oppenheim, psychanalyste dans le service pédiatrique de l’Institut Gustave Roussy de Villejuif et qui y a accueilli les clowns du Rire Médecin dés leurs tout débuts, dit très justement qu’il serait extrêmement cruel de venir deux fois par semaine extraire un enfant du contexte douloureux de son cancer pour le laisser y retourner inéluctablement après l’intervention des clowns.
Jouer le clown à l’hôpital
Quand on est clown et qu’on vient jouer ponctuellement à l’hôpital, on vient pour ouvrir les fenêtres et faire entrer l’air du dehors, et c’est très bien. Mais quand on est clown à l’hôpital, on vient jouer avec l’air du dedans, créer à partir de ce dont est fait l’hôpital : des maladies, des soins, des espoirs et des désespoirs, mais surtout et avant tout des gens : enfants, parents, soignants, soit une richesse d’humanité inépuisable.
Transmission
Chacune de nos interventions commence par une transmission avec les équipes soignantes. Les informations que nous recueillons à ce moment là sont soumises au secret professionnel, comme les soignants le sont au secret médical. On nous dit quels enfants sont là, leur âge, leur pathologie, les soins, la situation familiale, sociale si besoin, et surtout l’humeur du jour, la fatigue, le moral. C’est un moment où chaque clown et le duo prend la température de la scène sur laquelle il va entrer. Ce sont des informations qu’on entre dans le disque dur : une fois que c’est dit, on n’y pense plus, mais c’est là et ça nous guide sans qu’on en ait conscience.
Après la transmission, chaque acteur intègre son clown : costume, maquillage, échauffement, vocalises, puis le duo se forme, et les deux clowns continuent de s’élaborer à travers la relation qu’ils établissent. C’est un moment important, qui enclenche ce dont la journée clownesque sera faite : qui sont ces deux là, qu’est ce qui les lie, que viennent ils faire là ?
Duo d’autorité
Le duo se constitue toujours sur un rapport d’autorité. Au cirque, où le clown a trouvé sa forme la plus spectaculaire, le rapport entre le clown blanc et l’auguste creuse l’écart à l’extrême, entre un personnage lunaire et une créature très trivialement terrestre. Nos duos à l’hôpital sont généralement dans des rapports hiérarchiques plus subtils, mais pas moins présents : il y en a toujours un qui en sait un peu plus que l’autre, et c’est dans ce rapport que l’enfant peut choisir de s’inscrire : il peut devenir le blanc face à deux augustes, il peut s’associer au blanc pour ridiculiser l’auguste, ou à l’auguste pour faire des farces au blanc. La seule position qu’il ne prend jamais, c’est seul auguste face à deux clowns qui seraient blancs : à l’hôpital et face aux clowns, c’est toujours l’enfant qui a l’autorité, c’est lui l’hôte du spectacle à qui respect est dû.
L’enfant peut aussi choisir d’être spectateur : un petit roi soleil pour qui la troupe invente un spectacle sur mesure.
Relation de jeux
Le duo, c’est la garantie artistique de notre travail : en établissant leur relation de jeu, les deux clowns créent un espace, posent un cadre, une toile de fond sur laquelle ils peuvent inventer les canevas que leur inspirent les rencontres de la journée. Cela permet d’intégrer toutes les réalités qui se présentent sans perdre le décalage, la transposition et la fantaisie, et que jamais la réalité, si forte et prégnante soit elle, ne nous condamne à redevenir réalistes.
Les clowns sur scène
Lara, une petite fille de 4 ans, est assise sur son lit, seule dans sa chambre. Elle est à l’hôpital de jour pour une maladie hématologique, mais nous savons aussi d’elle qu’elle vient de Tchétchénie où elle vivait à proximité d’un camp militaire, ne parle pas le français, est arrivée depuis peu avec sa mère et son petit frère et que le passeur a gardé leurs passeports, les mettant en grande précarité.
Pour le moment, notre principal souci, c’est qu’elle soit seule et ne comprenne pas le français : elle pourrait donc s’effrayer très vite, et nous montrons le bout de notre nez sur la pointe des pieds. Le regard clair qu’elle nous adresse nous rassure et nous entrons plus franchement, en gardant nos antennes déployées. Sur le lit à coté d’elle, des éléments de poupée « Betty » que l’on peut composer en assemblant à volonté, bras, jambes, tête… Là, il y a entre autres deux jambes longilignes, maigrichonnes, que chaussent d’énormes Pataugas.
Avancer à tâtons
Un regard sur les yeux de Lara : ils continuent d’autoriser l’approche, absolument, aucune appréhension, juste de la curiosité « mais qu’est ce qu’ils font là ? », et le sourire pas loin. Je prends les jambes et les dresse sur leurs pieds en leur donnant une voix : masculine, ça grommelle un charabia type « pas commode » et à chaque pas se produit un son sourd, comme si la terre s’ébranlait sous ses pieds. Regard sur Lara qui ne s’attendait pas à ça, retour sur les pieds qui émettent alors un rot sonore, regard sur Jules, mon partenaire, et Jules de grimacer aussitôt : visiblement incommodé par l’odeur du rot, il entre en complicité avec Lara qui déclenche un sourire.
Alors il fait entrer sur scène (c’est-à-dire le lit de Lara) deux doigts de sa main qui viennent se mettre en travers des jambes et les font trébucher, puis courent se cacher sous le drap. Les jambes grommellent, regardent à droite, à gauche et repartent. De nouveau, les deux doigts sortent de sous le drap, font un croche-pied aux jambes et courent se cacher. Le sourire de Lara s’élargit et à la troisième fois, elle rit franchement, ouvrant toute une déclinaison de cette situation où le petit, vif et malin, l’emporte sur la force brutale.
Des scénarios adaptés
Quand nous travaillions à Garches, mon partenaire Méphisto Balthazar et moi-même avons plusieurs fois de suite joué pour deux jeunes garçons d’une quinzaine d’années devenus tétraplégiques l’un et l’autre à la suite d’accidents de la route. Ils étaient là , allongés en traction, très complices, et je ne sais plus comment ce jeu s’est imposé, mais à chaque fois ils narguaient Balthazar en lui disant qu’ils allaient emmener Z’el Printemps ( moi-même qui, ravie, en rajoutait à qui mieux mieux) sur une île déserte où on ferait du ski nautique tous les trois avant d’aller boire des cocktails sous les cocotiers.
A force, ça a commencé à me faire peur : je venais de démarrer ce travail, et remuer à ce point le désir de ces garçons (emmener une fille sur une île déserte !) dont le devenir sexuel était très incertain, je me demandais si vraiment c’était approprié. En même temps, force était de constater que quoi que nous fassions, ils nous ramenaient inéluctablement à ce jeu là. Une psychanalyste à qui je parlais de mon doute m’a répondu : « Leur désir existe en dehors de vous, mais ils ne peuvent vraisemblablement en parler ni à leurs parents que ça attriste, ni aux soignants que ça peut embarrasser. Si même les clowns refusaient de jouer avec ce désir, cela voudrait dire qu’il vaut mieux taire ce qu’on ne peut pas assouvir et les condamnerait au silence. »
On voit bien dans ces deux exemples comment « l’œuvre » , le moment que passent ensemble les clowns et l’enfant, peut s’élaborer à partir d’une réalité difficile, et non malgré elle, et prendre une forme divertissante . Cela n’a rien de systématique, et bien souvent la situation mise en jeu n’a rien ou peu à voir avec ce que la situation de l’enfant peut avoir de dramatique. Rendons cet hommage ô combien mérité aux enfants que nous rencontrons : même dans les pires situations ils savent faire triompher l’enfance, la vie et le plaisir.
Les clowns thérapeutiques
Notre jeu s’adresse toujours à l’enfant, c’est pour lui que nous improvisons et il doit pouvoir se retrouver dans nos scénarios, et dans toute son intégrité d’être humain, quelle que soit l’épreuve qu’il traverse.
Il est arrivé que des psychologues nous demandent de jouer un scénario précis pour des enfants traversant des situations particulières, nous avons essayé de bonne grâce et sommes devenus extrêmement mauvais car le scénario demandé n’avait rien à voir avec ce qui avait lieu dans l’ « ici et maintenant » de la rencontre entre l’enfant et les clowns.
Entre consignes et improvisation
Si il nous semble que des choses importantes pour l’enfant se jouent au cours de l’improvisation, nous allons alors en référer à l’équipe soignante qui le consigne dans le dossier de l’enfant, et qui en tiendra ou non compte dans son suivi.
Nous recevons des formations mensuelles, alternativement artistiques (clown, magie, chant…) ou théoriques (médicales, sociales…) pour aiguiser en permanence, et notre capacité d’adaptation et notre ambition artistique.
Des tuteurs de résilience
L’une de ces formations nous a été donnée par Stanislaw Tomkiewicz, peu de temps avant sa mort. Il nous a appelé des tuteurs de résilience. Pour bien planter un tuteur, il faut savoir où se trouve l’enfant , dans quel « pot », si la terre est dure ou meuble, se mettre pas trop loin et pas trop prés. Et puis le tuteur doit être assez grand et assez solide pour supporter qu’on s’accroche à lui sans fléchir : il faut réussir le défi artistique d’être le meilleur duo de clown possible dans ce pot là, à ce moment là, pour que la situation de l’enfant qui s’y accroche ne nous fasse pas fléchir vers une compassion déplacée.
Mais il n’appartient pas au tuteur de savoir si la plante va ou non s’accrocher à lui pour tisser son mieux être, sa résilience. C’est l’histoire de chaque enfant avec sa maladie, sa vie, et parfois sa mort.
Face à cela nous ne pouvons que nous efforcer d’être les plus pertinents et les meilleurs clowns possible.
Emmanuelle Bon