Hommage à Jacqueline Cornet – Faut-il battre ses enfants ?

Jacqueline Cornet nous a quittés le 20 août 2018. Cette pionnière de la lutte contre les violences éducatives n’aura malheureusement pas eu le bonheur de voir la loi les interdisant – peut-être – adoptée. Elle avait écrit un article pour Enfance Majuscule dans le numéro 42 (Août-Septembre 1998), d’après le texte d’une conférence donnée au « Forum des psychologues ».

Ce texte a 20 ans !

Faut-il battre les enfants ?

C’est au détour d’une période de 30 années d’exercice de la médecine générale sur une même commune – que j’ai décidé d’essayer de me situer par rapport à des assertions contradictoires – que j’entendais de plus en plus fréquemment et qui concernaient la façon dont, à notre époque, on éduque les enfants.

Comme je travaillais dans un centre médical équipé d’un service de radiologie d’urgence, je recevais beaucoup de jeunes blessés venant des écoles, des terrains de sport ou d’autres terrains de jeux, et c’est à partir de ce que j’entendais dire au sujet de ces jeunes accidentés que ces contradictions me posaient problème.

Le laxisme des années 68

En effet, devant ces enfants souvent un peu turbulents et excessifs, on disait volontiers que si les parents ne pratiquaient pas ce fameux laxisme hérité des années 68, et si on donnait à ces sales gosses un peu plus de coups de pied aux fesses, ils seraient sûrement beaucoup moins turbulents et auraient donc moins d’accidents.

Or, ce que je savais d’un certain nombre d’entre eux, pour soigner plusieurs personnes de leur environnement, mais aussi pour avoir rencontré sur la commune des intervenants sociaux, des enseignants, ou d’autres personnes qui m’en avaient parlé, ce qu’on disait ne correspondait pas du tout à l’existence d’une famille particulièrement laxiste.  La retraite arrivant, l’envie m’est venue d’essayer d’aller vérifier sur le terrain ce qu’il en était réellement.

J’ai donc mis sur pied, grâce à l’amabilité de quelques chefs de services hospitaliers, un travail de recherche permettant de questionner 300 jeunes accidentés, âgés de 18 à 35 ans – hospitalisés pour plusieurs jours dans les services de chirurgie orthopédique ou de rééducation fonctionnelle. Je les ai écoutés très longuement sur tout ce qui avait constitué leur environnement éducatif, analysant chez chacun d’entre eux plus de 100 critères éducatifs différents.

Les critères concernaient aussi bien les conditions géographiques, sociales, économiques, culturelles de leur éducation que ses composantes familiales, en faisant bien préciser pour chacun la plus ou moins grande sévérité exercée à son encontre et de quelle façon s’exerçait cette sévérité.

Et j’ai tenté de voir si des différences éducatives apparaissaient entre ceux qui avait déjà été plusieurs fois victimes d’accidents et ceux qui étaient là que pour un premier accident survenu après leur majorité.

Eh bien, seules de la centaine de critère explorée, les punitions corporelles subies par ces jeunes au motif de leur éducation se sont trouvées très fortement en rapport avec le nombre élevé des accidents.

Des vérifications statistiques très exigeantes ont été réalisées. Elles ont permis de mettre en évidence un effet très fortement significatif des coups reçus sur le nombre d’une part, mais aussi sur la gravité des accidents subis.

Il se confirme donc très nettement que le fait d’avoir reçu des coups majore le nombre des accidents, et que le fait d’avoir reçu ces coups pendant très longtemps, souvent au-delà de la majorité, donne les taux d’accidents les plus élevés en nombre et en gravité.

Des chiffres très convaincants

Je vous fais grâce du détail des preuves statistiques apportées à ce travail. Mais les chiffres observés sont très convaincants et permettent vraiment d’affirmer qu’il existe une relation de cause à effet entre les coups reçus à titre éducatif et la propension à avoir des accidents.

Je précise que la violence éducative dont il a été question tout au long de ce travail était une violence assez ordinaire. Elle ne fut qu’exceptionnellement une violence extrême (3 ou 4 cas sur les 300 étudiés peuvent ressortir de ce qu’on appelle vraiment la « maltraitances »).

Il était le plus souvent question d’une violence banalisée, admise et parfois même revendiquée par les familles, les voisins, l’entourage et par les jeunes eux-mêmes, qui, décrivant les bonnes fessées, les bonnes raclées, ou autres bons coups qu’ils recevaient les qualifiaient de « forts et fréquents » mais affirmaient en même temps qu’ils avaient bien mérité les châtiments infligés et qu’ils feraient pareil avec leurs enfants.

Alors, comment expliquer cette relation notée entre le fait d’avoir pris des coups à titre de punition et le fait de multiplier les accidents ?

La culpabilisation toujours présente

Voici l’interprétation que je propose parce qu’elle est la seule de celles que j’ai pu envisager qui soit bien en accord avec ce que l’on connaît de notre fonctionnement biologique.

Les coups donnés à titre éducatif ont deux caractéristiques :

  • D’une part, ils accompagnent toujours une culpabilisation. Ce n’est jamais : « je te bats parce que ça me soulage» mais toujours : « je te bats parce que tu es méchant, ou menteur ».
  • D’autre part, ces coups-là, on ne peut ni y échapper ni les rendre.

Or, normalement, devant toute attaque, nous sommes programmés physiologiquement pour fuir ou pour nous défendre, c’est notre réponse instinctive immédiate.

Devant les coups parentaux, que se passe-t-il ? Puisque nous ne pouvons pas utiliser les réflexes instinctifs de défense contre l’agression – que sont la fuite ou la contre-attaque – nous sommes obligés d’inhiber nos réponses naturelles, nous trouvant alors dans une sorte de paralysie, de blocage locomoteur que les physiologistes appellent « inhibition de l’action ».

Un réflexe conditionné

Si l’enchaînement : « culpabilité – coups – blocage locomoteur » se reproduit fréquemment, nous allons voir se développer ce qu’on appelle un réflexe conditionné de Pavlov, dans lequel on sait que la séquence du milieu peut disparaître. Le réflexe se manifeste avec la séquence réduite « culpabilité – blocage locomoteur ».

Si nous avons reçu ce type de conditionnement, nous pouvons constater que chaque fois qu’un sentiment de culpabilité nous envahit, le blocage se manifeste, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, ce qui, dans la descente d’un escalier, le saut d’un obstacle, la conduite d’un véhicule, nous mène droit à l’accident.

Mais cette relation étroite notée entre les coups et les accidents ne constitue pas la seule observation intéressante de ce travail effectué avec les 300 jeunes accidentés. D’autres faits sont apparus au cours de cette recherche, qui semblent aussi se rattacher au phénomène de la violence intra-familiale.

On constate en effet que des relations statistiquement significatives sont apparues entre la violence éducative subie et certains phénomènes qui ont tous un point commun : ils permettent de faire ressortir quelque part, d’une façon ou d’un autre, la violence reçue.

Voici donc 6 groupes de phénomènes que nous avons pu observer :

  • Premier phénomène :

Les plus fréquemment accidentés des 300 jeunes, qui sont donc aussi les plus battus, ont souffert des maladies les plus graves : asthme, diabète, cancer, etc. On peut alors se poser la question de savoir si certaines maladies, peut-être de celles que l’on nomme psychosomatiques, pourraient avoir quelque rapport avec la violence éducative ?

  • Deuxième phénomène :

Les parents qui battent le plus leurs enfants sont ceux qui ont eux-mêmes été battus : si cette violence transgénérationnelle a déjà été décrite, elle se confirme ici tout à fait, puisque dans notre groupe de 300 familles, aucun des couples de parents qui ont tous deux été élevés sans coups ne donne de coups alors que 31% des parents qui ont tous deux été élevés avec des coups en donnent encore à leurs enfants au-delà de leur majorité.

  • Troisième phénomène :

Les jeunes qui pratiquent la boxe ont reçu en moyenne des coups plus forts que ceux qui pratiquent d’autres sports, y compris le karaté ou le judo, mais ils ont surtout reçu les coups les plus longtemps prolongés. Ils ont aussi les taux d’accidents les plus élevés, y compris en dehors du sport, par exemple sur la route.

  • Quatrième phénomène :

Les jeunes qui pratiquent le football ont aussi reçu nettement plus de coups que la moyenne des autres, tout juste derrière les boxeurs, ce qui n’est pas le cas des joueurs de rugby. Peut-être y-a-t-il là matière à réflexion sur la violence dans les stages ?

  • Cinquième phénomène :

Parmi les jeux qu’ils avaient préférés, les jeunes interviewés ont cité en priorité le vélo, les petites autos et les armes. Nous constatons que 40% de ceux qui préféraient les jeux avec des armes avaient reçu des coups plus forts et plus fréquents de leur père, alors qu’ils n’étaient que 27% à avoir pris de tels coups chez les amateurs de petites autos et seulement 13% chez les adeptes du vélo. On peut se demander si, lorsque l’on bat un enfant, on n’arme pas son bras pour des violences futures ?

  • Sixième phénomène :

J’ai pu constater que, lorsque les parents sont issus d’un pays étranger, l’existence d’un régime dictatorial dans le pays où ils ont été élevés est étroitement en rapport avec les éducations parentales les plus violentes et les plus forts taux d’accidents de leurs enfants. A l’inverse, lorsque le pays étranger dont les parents sont originaires est une démocratie, il y a nettement moins de coups et nettement moins d’accidents.

Ces différentes remarques mettent bien en évidence la multiplicité des rapports que semble entretenir la violence éducative non seulement avec les accidents mais peut-être aussi avec certaines maladies, avec la pratique de sports violents ou de violence dans le sport, avec l’utilisation des armes, d’abord comme jouets, et peut-être plus tard pour régler des comptes, mais aussi avec des régimes politiques fondés sur la violence.

Ce qu’il paraît donc important de dire aujourd’hui, c’est qu’il semble exister une sorte de réaction en feed-back, une sorte d’aller-retour incessant entre les différentes formes de violence intra et extra-familiales.

La violence comme moyen de communication

On peut en effet facilement imaginer que, si la violence physique est le moyen de communication et de règlement des conflits le plus souvent utilisé dans une famille, l’enfant conditionné de cette façon exercera à son tour la violence partout où cela lui sera possible, dans ses relations de camaraderie d’abord, dans son école, puis sur les routes, les terrains de sport et dans la famille qu’il créera à son tour.

Mais peut-être sera-t-il aussi enclin à promouvoir des actions politiques ou un type de gouvernement portés sur la violence plus que la réflexion.

Parallèlement, on peut se demander si le fait de vivre dans une dictature, où le pouvoir est mis en place et se maintient par la violence, n’induit pas chez les parents un besoin de se défouler chez eux, de cette violence qui leur est faite et qui leur est donnée comme modèle.

Alors, comment tenter de rompre ce cercle vicieux ?

Il me paraît indispensable et urgent, à la fin d’un siècle si fortement marqué par les phénomènes de violence, d’insister sur le fait qu’il doit être tout aussi interdit de battre les enfants que les adultes. L’article 19 de la Convention internationale des Droits de l’Enfant précise que celui-ci doit être « protégé contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalité physique » et l’article 31 précise que l’enfant « doit être libre de pouvoir s’informer ». Mais si cette information n’est pas bien formulée et largement diffusée dans chaque pays, et si, comme c’est presque toujours le cas, l’information contraire est beaucoup plus largement véhiculée, comment parents et enfants deviendraient-ils convaincus qu’il soit nocif de battre les enfants ? Il nous semble que la meilleure façon de diffuser rapidement une telle information, c’est de faire dans chaque pays qui se dit civilisé une loi spécifique interdisant clairement de battre les enfants.

Théoriquement, une loi existe en France, qui interdit de porter coups ou blessures sur autrui. Mais elle n’est appliquée pour l’enfant que lorsque des blessures mettent sa vie en péril, alors que tirer simplement les cheveux de son voisin adulte est passible de contravention.

Ces maléfices ignorés ou niés

Tandis que lorsqu’il s’agit de cette violence exercée banalement au quotidien dans un grand nombre de familles, un consensus se fait autour des bénéfices (jamais prouvés) de ce mode d’éducation, alors que les maléfices, dont j’apporte la preuve qu’ils existent, sont le plus souvent ignorés ou niés.

Cette loi spécifique aux enfants existe en Suède sous la forme suivante : « Les enfants doivent être traités avec respect pour leur personne et leur individualité, et ne peuvent pas être soumis à des punitions corporelles ni à d’autres traitements humiliants ». Cette loi a été promulguée en 1979. Or le peuple suédois n’a pas, semble-t-il, à rougir de ses familles ni de son comportement dans le groupe des nations.

Mais il ne suffira pas de faire une telle loi. Il faudrait aussi porter attention au fait qu’une telle loi surprendra, ou laissera tout au moins perplexes beaucoup de parents dont le système culturel inclut tout naturellement la pratique des coups. Il faudrait donc absolument coupler la promulgation de cette loi avec un effort pédagogique très important, pour aider parents et enfants à régler sans violence physique les conflits qui les opposent.

La Suède nous a donné un exemple, il me semble que nous avons intérêt à le suivre au plus vite.

Jacqueline Cornet
Docteur en Médecine
Maître es Sciences humaines

Faut-il battre les enfants ? in Enfance Majuscule, n°42 (Août-Septembre 1998)