Camille Kouchner dénonce l’omerta de l’inceste

Dans Familia Grande, Camille Kouchner montre très bien la complexité des sentiments qui animent les victimes d’inceste et leur proches, le poids du silence, les déchirements intérieurs, les luttes entre des loyautés qui s’opposent. Extraits choisis

Victor m’a demandé de venir le voir dans sa chambre. C’était après la première fois. Quelques semaines après, je crois. Il m’a dit : « Il m’a emmené en week-end. Tu te souviens ? Là, dans la chambre, il est venu dans mon lit et il m’a dit : “Je vais te montrer. Tu vas voir, tout le monde fait ça.” Il m’a caressé et puis tu sais… » Je connais mon frère, il est apeuré. Plus qu’emmerdé de me parler, il guette mon regard, essaye de savoir : « C’est mal, tu crois ? »

Ben non, je ne crois pas. Puisque c’est lui, c’est forcément rien. Il nous apprend, c’est tout. On n’est pas des coincés ! Mon frère m’explique : « Il dit que maman est trop fatiguée, qu’on lui dira après. Ses parents se sont tués. Faut pas en rajouter. » Là, je suis bien d’accord. Il me dit aussi : « Respecte ce secret. Je lui ai promis, alors tu promets. Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. Aide-moi à lui dire non, s’il te plaît. » Et parfois : « Je ne sais pas s’il faut se fâcher. Il est gentil avec moi, tu sais.

L’ambiance familiale

Je les ai si souvent vus faire. Je connais bien leur jeu. À Sanary, certains des parents et enfants s’embrassent sur la bouche. Mon beau-père chauffe les femmes de ses copains. Les copains draguent les nounous. Les jeunes sont offerts aux femmes plus âgées.

Je me souviens du clin d’œil que mon beau-père m’a adressé lorsque, petite, j’ai découvert que sous la table il caressait la jambe de la femme de son copain, le communicant avec lequel nous étions en train de dîner. Je me souviens du sourire de cette femme aussi. Je me souviens des explications de ma mère à qui je l’ai raconté : « Il n’y a rien de mal à ça, mon Camillou. Je suis au courant. La baise, c’est notre liberté. »

Je me souviens encore que, après une autre soirée, une main courante a été déposée. La jeune femme, à peine 20 ans, était endormie lorsqu’un garçon s’était glissé dans son lit. Elle s’était enfuie à Paris et avait prévenu ses parents. Des explications avaient suivi. La jeune femme a été répudiée, vilipendée par mon beau-père et ma mère, effarés par tant de vulgarité. Quant à moi, on m’a expliqué ce qu’il fallait en comprendre : la fille avait exagéré.

Au fil des ans

Je suppose que l’inceste a cessé quand Victor est parti, mais je n’en suis pas sûre. Mon frère s’est éloigné et je n’ai plus vraiment su ce qu’il se passait. Pour moi, les années qui ont suivi ont été des années d’alerte permanente. Des années de dédoublement, de dissociation. Des années de violentes contradictions. La colère n’est pas venue tout de suite. L’incompréhension a subsisté longtemps, suivie du silence, pour un moment encore plus long.

Pendant toutes ces années, et longtemps après, j’ai protégé mon beau-père. Pas parce que mon frère me le demandait mais parce que je l’aimais comme un père et que dans l’explosion de notre famille, face à la dérive de ma mère, il était tout ce qu’il me restait. Parce qu’il organisait nos vacances, nous emmenait au ciné et bientôt m’apprendrait le droit. Parce que toute mon enfance, toute mon adolescence, après les suicides, mon beau-père m’a portée.

Régulièrement, Victor me convoquait. Il voulait que je sache : son psy, ses cauchemars. Il me racontait ses rares discussions avec notre beau-père qui refusait de s’excuser, qui lui disait aller si mal qu’il pourrait se tuer. Il me rapportait ses suppliques pour lui imposer de tout cacher à ma mère et au reste de la familia grande. Régulièrement, mon frère me le rappelait : « Si tu me lâches, je n’y arriverai pas. Si ça se sait, Bernard nous en voudra. Si ça se sait, je ne pourrai plus aller nulle part sans être dévisagé. Si ça se sait, tout le monde saura. Viens, j’ai besoin de te parler, mais toi, tais-toi, s’il te plaît. »

L’aveu à la mère

Colin et Alice m’ont aidée en cherchant eux aussi à convaincre Victor : « Dis-lui ce qu’il s’est passé. Dis-lui que l’inceste n’est pas une liberté. Dis-lui ta blessure depuis petit. » Victor n’était peut-être pas prêt mais il l’a fait.

Une année passe, et ma mère vient à peine. Une année passe, et, puisqu’elle sait désormais, Alice refuse de voir Évelyne. Une année passe, et Victor ne respire pas. Une année passe, et rien ne se passe. Parfois, mon frère reçoit un appel de ma mère. À Victor, elle dit que le beau-père ne nie pas. « Il regrette, tu sais. Il n’arrête pas de se torturer. Mais, il a réfléchi, c’est évident, tu devais avoir déjà plus de 15 ans. Et puis, il n’y a pas eu sodomie. Des fellations, c’est quand même très différent.»

Je n’avais pas anticipé que, pour se dédouaner, le beau-père inventerait une histoire d’amour, la reprocherait à mon frère, et que certains d’entre eux le croiraient.

Petit, mon frère m’avait prévenue : « Tu verras, ils me croiront mais ils s’en foutront complètement. » Merde. Il avait raison. * Bon, ben s’ils ne comprennent pas, on va leur expliquer.

Je vais t’expliquer, à toi qui dis que nous sommes tes enfants. Quand un adolescent dit oui à celui qui l’élève, c’est de l’inceste. Il dit oui au moment de son désir naissant. Il dit oui parce qu’il a confiance en toi et en ton apprentissage à la con. Et la violence, ça consiste à décider d’en profiter, tu comprends ? Parce que, en réalité, à ce moment-là, le jeune garçon ne saura pas te dire non. Il aura trop envie de te faire plaisir et de tout découvrir, sûrement. Je vais t’expliquer que, à force, ensuite, le jeune garçon va dire oui pour nier l’horreur de la situation. Ça va durer, et puis il va culpabiliser, se dire que c’est sa faute, qu’il l’a cherché. Ce sera ton triomphe, ta voie de sortie pour en réchapper.

Le viol consiste en tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis par violence, contrainte, menace ou surprise. Ça, pour une surprise ! Et la contrainte, alors ? Comme une putain de contrainte morale ! Comme le fait qu’on t’ait tellement aimé, tu vois ? Comme le fait qu’on ait eu tellement confiance en toi et qu’on aurait pu te défendre jusqu’à la mort s’il l’avait fallu ! Comme le fait qu’on n’a même pas pu t’envoyer en taule tellement on avait peur pour toi. Comme le fait que c’était toi. Pas un autre. Toi.

L’aveu au reste de la famille

Avant de mourir, Marie-France m’avait dit : « Il faut que tu parles à ton père, mon tanagra. Je veux qu’il sache. Si ta mère ne fait rien, ton père, lui, réagira. » Marie-France lui faisait confiance pour nous protéger. Elle m’avait dit : « Camille, parle à ton père ou je le ferai. » Elle n’en a pas eu le temps.

Que lui est-il arrivé ? Retrouvée morte, enserrée dans une chaise, au fond de sa piscine.

Marie-France n’a pas eu le temps de prévenir mon père. Mais, enquête oblige, son ordinateur a été fouillé. Ses échanges de mails avec ma mère ont dû être trouvés. Victor a été convoqué à la brigade des mineurs.

L’enquête s’est arrêtée. Sous mes yeux, le récit d’un inceste. Et l’enquête s’est arrêtée. Police partout, justice nulle part. Pas la peine de me le rappeler.

Victor m’appelle un matin : « Colin et toi allez être contents, je suis obligé de le lui dire, maintenant. » Et puis il se radoucit : « Bon allez, j’y vais. » Une heure plus tard, il me rappelle : « C’est fait. Je vais me balader. Là, je n’ai pas envie de te parler. »

Le soir même, Bernard me convoque. Le soir même, Bernard me fait peur. Je sais son courage physique. Toute sa vie il a su se défendre. À Colin, il dit : « Je vais lui péter la gueule. » Et, ensemble, nous tremblons qu’il le fasse vraiment. J’explique à Bernard qu’il faut se taire. Je reprends les mots de Victor, j’y ajoute du droit : « C’est toi qui iras en prison, tu comprends ? » J’utilise le propre vocabulaire de mon père et tente de le convaincre par tous les moyens : « Il faut avancer. Tu dis toujours qu’il ne faut pas regarder en arrière, papa. Victor ne veut plus en parler. Il faut avancer.

Trois ans avant, ma tante lui avait dit : « Pars. » Ma mère était restée. Ma tante lui avait dit : « Parle. » Ma mère s’était tue. Et ma tante est morte.

Marie-France est morte pendant que ma mère me disait : « Marie-France est folle et toi fautive. Si tu avais parlé, j’aurais pu m’en aller. Ton silence, c’est ta responsabilité. Si tu avais parlé, rien de tout cela ne serait arrivé. » Elle ajoutait : « Il n’y a pas eu de violence. Ton frère n’a jamais été forcé. Mon mari n’a rien fait. C’est ton frère qui m’a trompée. »

Après ces mots de ma mère, la colère a grandi contre mes parents et contre moi-même.

Après l’enterrement de Marie-France et à l’exception de quelques mails cruels, ma mère ne m’a plus vraiment reparlé. J’ai pourtant tout essayé : « Maman, je suis en désaccord avec ta vie de femme. Tu ne devrais pas rester avec cet homme. Mais tu es ma mère et ça, je veux le garder. » Elle a tout refusé.