Le bilinguisme, un apprentissage à valoriser

Tous les enfants du monde peuvent apprendre n’importe quelle langue. L’enfant dispose de la capacité universelle à apprendre et à intégrer une langue si les conditions nécessaires sont réunies.

Le bilinguisme : deux langues (ou plus) dans le même adulte, le même enfant. Au-delà de cette caractérisation élémentaire, n’essayons pas de chercher une définition car le tableau mondial du bilinguisme est infiniment complexe. En France et dans certains pays industrialisés, le bilingue est l’exception. Ce n’est déjà plus le cas dans les pays de langue allemande, où les enfants naissent à la langue dans le dialecte local, et où l’allemand standard n’est appris le plus souvent qu’à l’école. Il est vrai que l’usage ne veut pas que l’on emploie le terme « bilinguisme » dans ce cas.

Des bilinguismes individuels

Le bilinguisme « individuel » tient essentiellement aux mariages mixtes. Par exemple, un enfant de père français et de mère américaine vivant à Paris pourra entendre l’anglais et le français dans des circonstances diverses depuis sa plus tendre enfance, fréquenter l’une des écoles de langue anglaise ou bilingues de la capitale, vivre son bilinguisme dans l’épanouissement et la reconnaissance sociale, si ses parents en ont décidé ainsi. Il s’agit ici de la cohabitation d’une ou plusieurs langues prestigieuses.

Le bilinguisme du pauvre

Mais il y a aussi le bilinguisme du pauvre, où une langue prestigieuse cohabite avec une langue dévalorisée, voire stigmatisée. C’est le cas du bilinguisme des immigrés, par exemple. Le problème ne s’est pas posé en France pour les immigrés de la première génération venant d’Afrique du Nord, pour des raisons évidentes : ils n’emportaient pas leur progéniture avec eux. Il s’est posé dès le début, en revanche, pour les Portugais et les Espagnols. Il est aujourd’hui général. Qui en France n’a jamais douté du fait que l’intégration passait par la conversion à la langue française, et plus précisément par l’éradication du bilinguisme ? Il n’y a pas besoin de déclaration pour cela. Le consensus règne, et il n’y aura jamais de scandale : si elle n’est pas prestigieuse, la langue familiale est, au mieux, ignorée, au pire, méprisée. Grâce à ses immigrés, une partie de la population française est potentiellement bilingue. Et pourtant, il n’y a en France aucune institution digne de ce nom qui supporte et valorise le bilinguisme de l’immigration, qui sache le reconnaître et le respecter chez l’enfant. Dans les conditions de la France monolingue, « l’enfant de deux langues ne correspond à aucun modèle en vigueur dans la société ».

Ce constat est surtout vrai quand les langues en jeu ne jouissent pas d’une reconnaissance ou d’un prestige particulier. On est bien obligés de parler alors de la solitude de l’enfant bilingue, qui voit l’école française nier, à travers sa langue, son père et sa mère, et qui est contraint de les nier à son tour avec elle pour ne pas sombrer. L’enfant bilingue voit bien souvent son père et sa mère eux-mêmes vaciller dans leurs propres certitudes et le lâcher au milieu du gué, avec dans la bouche et dans le cœur une langue qui a été mise là malgré lui, et dont il ne sait plus que faire, si ses parents, au moins eux, n’en sont pas les plus solides garants. Car il arrive souvent que les parents renient la langue qu’ils ont d’abord parlée, qu’ils ont d’abord offerte à l’enfant. A défaut des parents, on pourrait penser que les communautés minoritaires devraient jouer ce rôle de garant, devraient offrir à l’enfant un sol ferme sur lequel poser le pied. Or, elles ne le font presque jamais. Elles se contentent généralement de faire jouer au pays natal le rôle de référent (le plus souvent imaginaire) dans l’univers linguistique déboussolé de l’enfant.

Grand observateur, l’enfant intériorise les attitudes des adultes

L’enfant bilingue apprend très vite à distinguer les compétences des adultes dans les deux langues. Il sait quelle est la langue des parents, des grands-parents, du marchand de journaux, la langue dans laquelle il faut répondre au téléphone. Il confond très rarement, en s’adressant à une personne. En cas d’erreur, il n’est pas difficile de discerner les éléments qui expliquent pourquoi il a mal jugé la situation.

Si on considère comme langue seconde la langue de la Société dans laquelle vite l’enfant, elle représente souvent la langue prestigieuse, dont la promotion est souhaitée. C’est le cas bien sûr en France dans le cas du bilinguisme dévalorisé avec des langues « insituables ». Mais même et surtout avec des langues « situables », nous savons que cela arrive tous les jours en France. Une puéricultrice ou encore une éducatrice de maternelle sera capable de de suggérer à des parents de langue « non-prestigieuse » dans la France d’aujourd’hui de parler à leur gamin en français. Cette suggestion est criminelle. Les parents qui cèdent à ce chantage sont dépourvus de leurs moyens d’expression propres, et sont démunis dans une langue souvent rudimentaire. Ils doivent se présenter en tant que tels devant leurs enfants.

Un rejet très subtil

L’attitude des représentants de la langue dominante n’est pas toujours aussi directe et unilatérale. Elle peut être beaucoup plus subtile. Une éducatrice peut dire à une mère : « Mais Madame, vous parlez très bien le français ! ». Cette phrase sous-entend, d’une part, que cette maman ne parle pas si bien que ça (elle la stigmatise en tant que non-Française), et d’autre part qu’elle aurait tout de même pu parler le français avec son enfant à la maison. Comment se fait-il qu’elle parle une autre langue avec l’enfant, puisqu’elle parle si bien le français ? On devrait inculquer aux maîtres le respect de la langue initiale de l’enfant. Le respect, de la part des adultes, doit commencer par le fait qu’ils suggèrent aux autres enfants le désir de connaître les particularités linguistiques de chacun, non comme une honte, mais comme une richesse.

Les parents ont un rôle décisif

L’attitude des parents ou des proches en milieu bilingue joue un rôle décisif dans l’apprentissage de la langue. Les adultes qui font partie du milieu bilingue ont eux-mêmes une vision de la société dans laquelle ils élèvent l’enfant. Ils ont par leur expérience personnelle (s’ils font déjà partie d’une génération née dans cette société) leurs convictions, leurs stratégies. Ils peuvent avoir intériorisé des peurs, des ressentiments, des gênes, qui ont conditionné leur propre apprentissage ; ou alors, ils viennent d’arriver dans cette société, sans préparation aucune à la situation, et n’ont pas vraiment de stratégie pour la suite des événements.

La scolarisation, un cap difficile

Avec la scolarisation, une nouvelle phase de socialisation commence. On constate une forte envie de s’intégrer dans le milieu constitué par les camarades de classe. L’enfant bilingue, simultané ou successif, adopte de plus en plus la langue du groupe.  C’est un phénomène tout à fait sain, mais l’enfant utilise de plus en plus la langue de l’école à la maison. Les parents ont l’occasion de s’en apercevoir rapidement. Ils sont d’abord soulagés, parce que leur rejeton commence à parler la langue du pays. Il fait bien sûr des fautes. Préoccupés, les parents décident alors d’aider l’enfant en donnant la priorité au français dans leur communication avec lui. Pourquoi l’enfant continuerait-il alors à parler sa langue initiale ? Il faut pourtant que les parents persévèrent, investissent du temps pour lui permettre d’avoir autant d’activités dans sa langue initiale que dans sa langue seconde.

Une perte irréparable

Un deuxième cap difficile est celui de l’apprentissage de la lecture. Ici encore, un investissement est exigé de la part des parents. La première langue reste souvent orale et c’est là que commence réellement la domination de la seconde langue, et l’esprit compétitif de l’école joue son rôle. Le troisième cap est celui de l’adolescence. Les problèmes d’identité, de rejet surgissent à nouveau, facilités par les problèmes qui existent pour tout enfant à cet âge.

Le rejet, le refus de la première langue se constatent surtout pendant ces trois périodes.

Les aspects du bilinguisme chez l’enfant

Il est toujours passionnant d’observer le fonctionnement du bilinguisme chez l’enfant :

Les enfants choisissent la langue qu’ils veulent parler selon leur interlocuteur. Ils sont souvent intransigeants, et varient difficilement dans leur choix. Entre eux, ils respectent le choix de langue des autres enfants.

La traduction : dans une première phase d’apprentissage de la langue seconde, l’enfant exigera de ses parents qu’ils lui traduisent des livres dans sa langue initiale. Si les parents ne parlent pas la langue seconde, les enfants peuvent devenir leurs interprètes. Les enfants bilingues sont sensibles à ce phénomène de la traduction dès leur plus jeune âge. Lorsque l’enfant teste ses hypothèses sur sa langue seconde, il exige des traductions, pour vérifier. Il peut même essayer de vraies traductions, par exemple d’un poème ou d’une chanson, s’il est certain que l’interlocuteur ne connaît pas la langue d’origine.

Le « code switching » est un phénomène très courant dans les milieux bilingues : c’est le passage d’une langue à l’autre à l’intérieur d’un même segment de communication. Il s’explique chez l’enfant entre autres par un souci d’exactitude. Une expérience précise a été vécue avec tel ou tel mot, et il s’agit d’en garder l’authenticité.

Avantages et désavantages du bilinguisme

Un enfant bilingue rencontre évidemment des difficultés qui ne sont pas celles d’un enfant monolingue. Il devra se chercher dans la société une place qui ne lui est pas donnée d’avance. Il aura une arme supplémentaire pour jouer l’un de ses parents contre l’autre, ou la société ambiante contre sa parenté. Tous ces problèmes ne proviennent évidemment pas du bilinguisme en lui-même.

Une langue enfouie au fond de la mémoire

Si les parents occultent leur langue d’origine et élèvent un enfant dans la langue du pays, celui-ci rencontrera autant de problèmes, et il gardera ensuite, enfouie en lui-même, la trace d’un bilinguisme impossible, échoué ou refusé. Tout le mal du bilinguisme réside alors dans le fait que la langue n’a pas été transmise, dans le fait que le sujet ne dispose que d’un état résiduel de cette langue. Dans ce cas, il se trouve pour une part de sa personnalité à l’état fossilisé, à l’état de gnome, parfois d’avorton, dans lequel a été laissée sa langue d’origine.

Le bilingue qui a su assumer son bilinguisme retient évidemment tous les avantages de son expérience. On parle ainsi de son ouverture d’esprit, de sa sensibilité au regard des « différences », de la facilité avec laquelle il lui est possible d’assimiler d’autres langues et d’autres cultures. La littérature, comme forme extrême de l’usage d’une langue, a donné de très beaux exemples de bilinguisme, où l’on peut voir le phénomène exposé dans tous ses états : triomphant, coupable, refoulé, à l’état actif, à l’état de souvenir, etc.